Des " Carnets de la guerre ", 1943, à " L'Amant ", 1984
Contrairement aux autres jeunes filles qui portaient des chapeaux de paille, j'étais affublée d'un casque colonial à larges bords ronds qui devait m'abriter aussi bien la nuque que les épaules. C'était
un modèle d'un calibre impressionnant que ma mère avait commandé spécialement pour la plantation et que je traînai pendant des années. Lorsque enfin je réussis à le perdre (il tomba dans un fleuve lors du passage d'un bac), ma mère m'acheta un feutre d'homme, qui à l'origine était bois de rose et qui devint par la suite d'un jaune marbré de vert. Tout le monde alors portait des sandales blanches. Ma mère, elle, m'accablait d'escarpins noirs vernis dans lesquels j'étais pieds nus. Les robes que je portais étaient régulièrement faites sur les indications de ma mère par notre gouvernante annamite. Elles étaient strictement les mêmes que celles que je portais à onze ou douze ans, on défaisait les ourlets à mesure que je grandissais, et le tour était joué. Ces robes étaient si vastes (« soyons pratiques avant tout », disait maman) qu'à quinze ans elles m'allaient encore. Elles étaient en général en tissu indigène ou japonais et ma mère, par mesure d'hygiène, les faisait lessiver, ce qui faisait qu'en très peu de temps elles déteignaient complètement.
Marguerite DURAS
Cahiers de la guerre et autres textes. Cahier rose marbré. 1943
P.O.L éditeur / IMEC éditeur, 2006
Je porte une robe de soie naturelle, elle est usée, presque transparente. Avant, elle a été une robe de ma mère, un jour elle ne l’a plus mise parce qu’elle la trouvait trop claire, elle me l’a donnée. Cette robe est sans manches, très décolletée. Elle est de ce bistre que prend la soie naturelle à l’usage. C’est une robe dont je me souviens. Je trouve qu’elle me va bien. J’ai mis une ceinture de cuir à la taille, peut-être une ceinture de mes frères. Je ne me souviens pas des chaussures que je portais ces années-là, mais seulement de certaines robes. La plupart du temps je suis pieds nus en sandales de toile. Je parle du temps qui a précédé le collège de Saïgon. A partir de là bien sûr j’ai toujours mis des chaussures. Ce jour-là je dois porter cette fameuse paire de talons hauts en lamé or. Je ne vois rien d’autre que je pourrais porter ce jour-là, alors je les porte. Soldes soldés que ma mère m’a achetés. Je porte ces lamés or pour aller au lycée. Je vais au lycée en chaussures du soir ornées de petits motifs en strass. C’est ma volonté. Je ne me supporte qu’avec cette paire de chaussures-là et encore maintenant je me veux comme ça, ces talons hauts sont les premiers de ma vie, ils sont beaux, ils ont éclipsé toutes les chaussures qui les ont précédées, celles pour courir et jouer, plates, de toile blanche.
Ce ne sont pas les chaussures qui font ce qu'il y a d'insolite, d'inouï, ce jour-là, dans la tenue de la petite. Ce qu'il y a ce jour-là c'est que la petite porte sur la tête un chapeau d'homme aux bords plats, un feutre souple couleur bois de rose au large ruban noir.
L'ambiguïté déterminante de l'image, elle est dans ce chapeau.
Comment il est arrivé jusqu'à moi, je l'ai oublié.
Marguerite DURAS. L'Amant.
Ed. De Minuit, 1984