"Or, dans l'immense catalogue des objets démodés qui traînent dans nos rues, il en est un sur lequel je propose d'exercer, pour quelques pages, le regard de "l'historien-chiffonnier" cher à Benjamin. C'est une sorte de haillon, justement. On ne le trouve, je crois, qu'à Paris. Mais à Paris on le retrouve partout : c'est une serpillière, une défroque, une espèce d'infâme ou d'informe draperie - la récupération d'un tissu quelconque, drap, vêtement usagé, bout de moquette - que les employés de la voierie disposent dans les caniveaux, contre le trottoir, pour canaliser le flux du "ruisseau" (comme on disait autrefois) jusque dans la bouche d'égout. Là où le touriste lève les yeux pour admirer, dans les rues de Paris, façades et monuments célèbres, le flâneur, lui, laisse tomber son regard un peu partout, et, fatalement, il rencontrera ces tas de tissus assez répugnants, imbibés d'eau sale ou accrochant les détritus comme un corail sous-marin accroche les algues qui passent alentour."
Georges DIDI-HUBERMAN.
NINFA MODERNA. Essai sur le drapé tombé (Gallimard, 2002)
PARIS, place Stéphane HESSEL, le 13 11 2019