Textile, tactile, tallith : arracher mon tallith à toute histoire de l'oeil, au vol de l'usure absolue. Car après tout : avant l'expérience de ce qui reste à voir, mon tissu de référence ne fut ni un voile, ni une toile, ce fut un châle. Un châle de prière que j'aime à toucher plus qu'à le voir, à caresser tous les jours, à baiser sans même ouvrir les yeux ou alors même qu'il demeure enveloppé dans un sac de papier où je plonge la main dans la nuit des yeux fermés. Et ce n'est pas un vêtement, le tallith, bien qu'on le porte sur soi, parfois à même la peau. Voilà une autre peau, mais incomparable à aucune autre peau, à aucun vêtement possible. Elle ne voile ou ne cache rien, elle ne montre ou n'annonce aucune Chose, elle ne promet l'intuition de rien.
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Mon châle à moi. Le mien fut blanc d'abord, tout blanc, seulement blanc, vierge et sans ces bandes noires ou bleues qu'on imprime, me semble-t-il, sur presque tous les talliths du monde. Ce fut en tous cas le seul tallith blanc de la famille. Il me fut donné par le père de ma mère, Moïse. Comme en signe d'élection, mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Je dis qu'il fut blanc car avec le temps il devient un peu jaune. Je ne sais pas pourquoi, après que j'eus quitté la maison d'El Biar où je l'avais laissé, mon père me l'emprunta pendant quelques années. Il est vrai qu'il avait encore l'occasion de le porter, lui, et il lui fit passer la Méditerranée au moment de l'exode. Après sa mort, je le repris comme si j'en héritais pour la deuxième fois. Je ne le porte presque jamais (est-ce le bon mot porte ? Porte t-on cette chose ? En a-t-elle besoin ? N'emporte-t-elle pas avant d'être portée ?). Donc je ne le porte plus. J'y pose seulement mes doigts et mes lèvres, presque tous les soirs, sauf quand je voyage au bout du monde, car comme un animal, il m'attend bien caché dans sa cachette, à la maison, il ne voyage jamais. Je le touche sans savoir ce que je fais ni ce que je demande alors, sans savoir surtout à qui je m'en remets, sans savoir à qui je rends grâce. Mais pour savoir au moins deux choses – que j'évoque ici à l'intention de ceux qui sont étrangers (entendez ce paradoxe : encore plus ignorants, plus étrangers que moi) à la culture du tallith, cette culture du châle et non du voile : la bénédiction et la mort.
Jacques Derrida. Extrait de : Voiles. Cixous Jacques Derrida. Paris, Galilée, 1998
Ernest Pignon Ernest. Illustration pour Voiles. Hélène Cixous Jacque Derrida. Paris, Galilée, 1998