"[Mr Ramsay] était un magnifique esprit. Car si la pensée ressemble au clavier d'un piano, divisé en un certain nombre de notes ou à un alphabet composé de vingt six lettres rangées bien en ordre, il est certain que son magnifique esprit n'éprouvait aucune espèce de difficulté à parcourir ces lettres une à une, ferme et précis, jusqu'à ce qu'il fût arrivé, par exemple, à la lettre R. Très peu de gens en Angleterre vont jusque-là.
[...] Mais après R ? Qu'est-ce qui suit ? Après R il y a un certain nombre de lettres dont la dernière est à peine visible à des yeux mortels mais brille d'un rouge éclat dans le lointain. Z n'est atteint qu'une seule fois par génération. Si néanmoins il pouvait parvenir jusqu'à T ce serait déjà un résultat ! En tout cas il se trouvait à R. Il y plantait les talons. R il en était sûr. R il pouvait le démontrer. [...]
"Alors T..." Il fit appel à toutes ses forces. Il se raidit.[...]
Qu'est ce T ?
Un volet, semblable à la paupière de cuir d'un lézard, s'abattit sur l'intensité de son regard intérieur et obscurcit la lettre T. Dans un éclair de ténèbres il entendit les gens dire -car il avait manqué sa destinée- que T dépassait ses forces. Il n'atteindrait jamais T. En avant vers T une fois de plus. T... [...].
Des sentiments point indignes d'un chef qui, depuis que la neige a commencé à tomber et que le sommet de la montagne est couvert de brume, sait qu'il lui faut s'étendre et mourir avant l'arrivée du matin, pénétrèrent en lui, pâlirent la couleur de ses yeux et lui donnèrent, rien que dans les deux minutes que dura son tour sur la terrasse, l'aspect décoloré et flétri d'un vieillard. Mais il ne voulait pas mourir couché; il trouverait quelque arête de rocher et y mourrait debout, les yeux fixés sur la tempête et s'efforçant jusqu'à la fin de percer l'obscurité. Jamais il n'atteindrait Z."
Virginia WOOLF (La promenade au phare)