"J'ai su depuis qu'il [mon père] avait été gazé en 1917. Ma mère lui a survécu longtemps, sans jamais parler de lui, jusqu'au jour où je l'ai trouvée une paire de ciseaux à la main, découpant la coiffe d'un chapeau de paille.
-Je le portais le jour où j'ai connu ton père. Je l'avais remarqué de loin, au skating des Palmiers ou aux bains Sainte-Hélène. Ce jour là, un dimanche, nous nous sommes croisés devant les Dames de France.
Elle avait déplié une couverture sur la table de la salle à manger. Elle y a cousu au milieu le fond de son chapeau de paille. Quelques jours plus tard, c'était un soleil entouré de rayons dorés. Elle m'a montré une vareuse dont elle avait coupé les manches.
-Les galons de son uniforme.
Il y avait autour d'elle toutes sortes de cartons qu'elle sortait de la penderie. Je me suis aperçu qu'elle avait tout gardé, comme un trésor intact, tout ce qu'ils portaient l'un et l'autre pendant leurs dix ans de mariage. Je la vois encore choisir ses fils, enfiler son aiguille, le yeux plissés. Elle y a travaillé deux mois. Le dernier jour, elle a sorti d'un long carton rectangulaire une robe que je connaissais. Car la seule photographie qu'elle ait conservée (elle avait dû brûler toutes les autres) était celle de son mariage. Elle baissait la tête, en sortant de l'église, sous une voûte d'épées brandies. Elle a découpé cette robe en petites lanières dont elle a entouré son patchwork. Puis elle s'est enfermée dans cet étrange manteau bariolé, en murmurant :
-J'ai froid."
Jacques TOURNIER (La Maison de thé - Ed. du Seuil, 2011)