Ma grand-mère faisait des vêtements à ses clientes du bourg. Elle m'a fait des habits et des habits pour mes poupées. Mais elle aimait aussi repriser, ravauder, raccommoder, rapetasser. Aucune chute de tissu, jamais, n'était jetée et elle vivait dans des tas. Amoncellement de bâtis, de vieux draps qui pouvaient encore servir, de jupes élimées, de bas de pantalons, de carrés inégaux, de chemises d'homme, de chemises de femme, de torchons, de rideaux dont la couleur avait passé. Elle traçait son chemin dans les tas, dormait entre ou au-dessus, attrapait un bout de tissu dedans sans modifier l'informe. Tout tenait en équilibre, mais comme c'étaient des choses molles l'équilibre tenait. De ce bout de tissu saisi, elle faisait autre chose, en l'associant à un autre ou en lui assignant une fonction ponctuelle : couvrir un plat ou essuyer un meuble, une couverture pour un chat ou un nouveau coussin. Tous ces tas ont disparu avec elle, non qu'elle ait été enterrée avec ou sous eux, au contraire, j'ai depuis pensé qu'ils la protégeaient, elle, de l'enfouissement, mais il a bien fallu s'en débarrasser, jeter ces vieilles nippes, hardes ou oripeaux dont ni ses proches ni ses descendants ne maîtrisaient l'usage.
Tiphaine SAMOYAULT La main négative. Récit. Louise Bourgeois Editions ARGOL 2008